Raconter des rêves ...
Face nord de l’Aiguille du Chambeyron, lundi 27 février 2017, je me décroche de la paroi. Skis aux pieds, je descends prudemment les premiers mètres. Les cailloux affleurent, un virage me plongerait dans la pente et plus loin, dans le vide que ma caméra capture sans émotion quelques centimètres au-dessus de mon casque dérisoire.
Mais qu’est-ce que je fou là ? Et au-delà de cette question rédhibitoire pourquoi me filmer ainsi moi qui démontais consciencieusement tous les gopro-maniaques il y a encore quelques mois ?
Peut-être justement, pour raconter quelque chose, une histoire, mon histoire.
Avant tout, c’est certain, il faut une dose d’égocentrisme pour se filmer ainsi. Il en faut une autre pour s’exposer ainsi, une dose d’égoïsme, une envie de flatter son égo pour descendre ces pentes improbables, c’est sûr, et il serait dangereux de le nier.
Mais au-delà de notre petite personne, que cherche-t-on à travers l’image, si ce n’est d’essayer de se raconter, de témoigner, de partager ?
Il existe maintenant pléthores d’images. Entre Candide Thovex et ses descentes hallucinantes (https://youtu.be/R1NagZN2kjY) et l’anonyme qui filme ses propres expériences, une foultitude d’images circulent sur la toile : comment défricher, décrypter tout cela ?
Au delà de l’égo forcément présent, il existe des différences fondamentales et claires entre les films « pros » ou promotionnels et les films « amateurs », c’est évident. Mais quid du public qui lui, aura souvent du mal à faire la différence ? Il n’y a qu’à lire un peu les commentaires de certaines vidéos pour voir que l’amalgame est là : lorsque quelqu’un traite un Thovex ou un Anthamatten de suicidaire, de dangereux inconscient, c’est qu’il ne connaît que de très loin le milieu de la montagne et qu’il reçoit les images comme une agression de plus. Et cela est grave.
Parce que d’autres, tout aussi peu expérimentés, pensent au contraire qu’il est possible de faire les mêmes images. Parce que d’autres souhaitent faire le buzz, se mettre en avant, quitte à réellement mettre leur vie en danger.
C’est pour cela que je démontais les gopro-maniaques : pour la dangerosité et les abus.
Oui : l’image peut tuer.
On peut comprendre certains professionnels qui doivent faire des images, qui doivent en faire des impressionnantes, des rayonnantes, des « dangereuses » (où le risque est le plus souvent très maitrisé et en tous cas, admis), parce qu’ils doivent « vendre », promouvoir la marque qui les accompagne, ils ont en quelque sorte, une obligation de buzz. Mais n’existe-t-il pas autre chose, un autre moyen de captiver le public ?
D’autres professionnels (Sébastien Montaz entre autre : https://www.sebmontaz.com), essayent de raconter des histoires. Ils ont dépassé le stade du buzz pour s’orienter vers une dimension de l’image et de la pratique de la montagne plus artistique. Les « Bon appétit » (https://youtu.be/xkUIkSYweeg) sont dans la même veine, rechercher une histoire à raconter, passer par la dérision, mettre de côté la dangerosité et le risque réel de ce qu’ils font pour montrer que la montagne avant tout, c’est du bonheur en barre (même si ils les sautent parfois ;-).
Alors : devons nous nous contenter de l’exploit dans l’image ?
Nous avons tant d’histoires à raconter qui ne sont pas seulement des exploits mais aussi des moments rares, précieux où ce qui compte n’est pas le risque que l’on prend mais la joie d’être entièrement dans la montagne … ou le bonheur qu’on a d’en redescendre !
Pourquoi ne pas essayer de mettre en valeur la beauté, la fluidité, la lumière, l’enthousiasme ?
Et si au travers de nos images nous tentions de raconter ensemble quelque chose ? Raconter la montagne, sans artifice, sans tricher, sans éluder l’hélico qu’on a pris, la mobylette ou la remontée qui nous porte. Raconter combien là haut on respire, combien là haut on se rend compte que l’on n’est presque rien, un petit bout de rien et que ce que l’on y fait n’est pas tout à fait sérieux ni tout à fait important.
Alors là, on aura gagné un peu. On sera sorti de la montagne « testostérone » dans laquelle tout le monde se jauge, se juge, s’évalue, se compare. Peut-être même qu’on arrivera à sortir du « toujours plus », toujours plus dur, plus loin, plus dangereux, plus fort, plus vite …
L’image à l’origine n’est pas un commerce, l’image est un art. Et c’est pour cela que l’image s’entend bien avec la montagne. Lorsqu’on atteint un certain niveau d’expérience, l’exploit se transforme ainsi en œuvre artistique où même le renoncement devient exploit. Parce que l’exploit n’est rien d’autre que de l’expérience et que c’est elle qui se raconte encore le mieux, qui parle le plus au monde : elle se transpose, elle s’identifie. Oui, descendre une face nord de 55° avec des skis est incroyable … mais il existe tellement de choses incroyables en dehors de cela : la naissance d’un enfant, l’amitié, le partage, la solidarité, l’amour, tant de choses qui ont également donné lieu à tant de belles images !
Alors oui au final, je pense qu’il est important que nous continuions tous à raconter nos expériences en faisant attention de ne pas forcer l’exploit. Peu importe que l’on y arrive ou pas, l’essentiel restera d’avoir partagé un petit bout de notre rêve de montagne.
Parce que je suis persuadé que le monde actuel a un cruel besoin qu’on lui raconte nos rêves … plus que nos exploits.
*Surtout ne pas oublier que d’autres s’expriment ou se sont exprimés discrètement avec peu ou pas d’images, sans médias, sans rien d’autre que leur talent (Michel Canac et sa première à la Pointe Nérot, Pierre Lombard, Raphaël Borgis … et tant d’autres inconnus lumineux).